Sur la carte du bassin versant de Marseille, le ruisseau des Aygalades se démarque. Parmi tous les cours d’eau descendant les pentes de la “cité phocéenne”, il compte le plus grand nombre d’affluents. Malgré ce statut important dans la géomorphologie de la ville, ses traces sont difficiles à déchiffrer dans le palimpseste d’autoroutes, de voies ferrées, et de boulevards, legs de la modernité. Il est par exemple brièvement visible aux environs du Parc François Billoux et du collège Rosa Parks, avant de plonger définitivement sous les strates dures de l’infrastructure urbaine. Cependant, tout au long de son cours, ses eaux sont souillées par des résidus des industries passées et présentes.
Pourquoi donc s’évertuer à traquer ce ruisseau canalisé et pollué dans la jungle urbaine ?
Pourquoi donc un sociologue et environnementaliste américain s’y intéresse-t-il ? Après tout, il n’est pas nécessaire de voyager jusqu’à Marseille pour trouver des rivières en déshérence. Un insoutenable face au réchauffement climatique. Dans une leçon des désastres environnementaux du siècle dernier, des plus grands comme le désert américain ou le ruisseau des Aygalades, il faut comprendre le milieu naturel originel sur lequel les villes et les régions métropolitaines se sont construites.
Pour prendre la mesure de la situation d’une ville comme Marseille au XXIe siècle, je voulais commencer par l’intelligence de son environnement. Durant un séjour de six mois en 2014-2015 à l’Institut Méditerranée d’études avancées d’Aix-Marseille Université (IMéRA), j’ai mené des explorations personnelles dans les quartiers nord en suivant le cours du ruisseau des Aygalades. Le but de mes explorations était de comprendre l’écologie de l’habitat humain dans le contexte de l’environnement naturel de la région. Bien sûr, les écosystèmes de Marseille sont très différents de ceux que je connais à New York. Je me suis tourné vers mon ami Jean-Samuel Bordreuil, professeur d’Université émérite d’Aix-Marseille. Sam est un passionné de randonnée qui a beaucoup écrit sur l’environnement provençal, la garrigue et les torrents de montagne roulant et sculptant les vallées escarpées de la région. Selon Sam, tel était le cas du ruisseau des Aygalades capricieux, soumis à des périodes de sécheresses et d’orages.
Ma première guide fut Christine Breton, historienne militante marseillaise et autrice accomplie. Elle s’est particulièrement intéressée à l’identification des sites historiques et des trésors écologiques dans les quartiers au nord de la ville. Marcheuse intrépide et interprète de la culture des Aygalades, Christine semblait connaître l’histoire et la légende de chaque coin le long de l’avenue Ibrahim-Ali, depuis les Crottes jusqu’à la Viste. Elle connaissait tous les chemins cachés le long du ruisseau, comme ce passage de mes notes le montre :
« Christine m’a conduit le long du ruisseau bordant le parc Billoux. Nous avons dû nous glisser à travers une petite ouverture dans une clôture grillagée pour suivre son cours derrière le principal client était la société locale d’embouteillage apparu sous une chaussée, d’où il plongeait profondément sous un remblai de béton. »
Ainsi, depuis mon bureau à New York, je peux suivre sur les sites web qui se multiplient chaque année comment les mobilisations écologiques à Marseille commencent à rendre visible l’existence de ce cours d’eau. Les approches les plus ambitieuses pour la restauration du ruisseau des Aygalades – ou peut-être sa réinvention ? – proviennent des projets Euroméditerranée (Phase II) envisagés pour s’étendre du Canet au parc François-Billioux. Sur leurs sites internet, les architectes de Leclercq Associés visent une prouesse d’ingénierie écologique moderne, garantissant une voie navigable urbaine paisible avec un flux constant d’eau purifié. Ses berges formeraient un parc vert qui devrait être achevé en 2028. Livré comme promis, le nouveau parc des Aygalades serait ainsi un élément clé dans les prochaines décennies de réaménagement des vieux quartiers de « l’arrière port » de Marseille, le canal urbain apprivoisé et aménagé animant ainsi les quartiers à venir.
Il faut remonter plus haut le cours des Aygalades pour trouver un tronçon indompté du ruisseau. En 2022, exemple très encourageant, La Cité des arts de la rue a inauguré un jardin paysager avec accès à la cascade des Aygalades. En 2016, [elle] débute le chantier pour essayer de réparer ce que l’urbanisation brutale a fait à ce coin de nature. Il s’agit alors de renaturaliser le ruisseau, aménager l’espace mais aussi être sensibilisé.» D’après ses animateurs, “révélatrice de la situation urbaine des quartiers nord de Marseille, la cascade des Aygalades alimente un désir de patrimoine naturel qu’une urbanisation violente n’a pas su respecter.»
Exemple de ce violent manque de respect au bord du ruisseau : le crassier de boue rouge qui se trouve tout près de La Visitation, une cité de logements sur le boulevard des Aygalades au-delà du parc Billioux. La Visitation est située le long du ruisseau. Ses vallons verdoyants forment une grande partie de l’espace non constructible restant dans cette partie des quartiers nord, mais la plupart de ses six cents résidents auraient du mal à identifier le ruisseau caché par des ravins naturels et artificiels.
Mon guide à La Visitation (aussi bien que dans d’autres quartiers de Marseille) fut Jean Sylva, un jeune animateur. Avec l’aide de militants locaux et celle de la préfecture, Jean a créé un petit centre culturel, petit… mais extrêmement sympathique, au cœur de la cité. Jean et ses collègues m’ont montré où, en face de La Visitation, le ruisseau serpentait hors de vue, caché derrière un énorme tas de scories ; le grand amas s’élevait plus haut que les bâtiments d’appartements voisins, comme un vestige de l’industrie de production d’alumine ayant autrefois prospéré dans la région (l’alumine est la premier composant de l’aluminium ; son résidu, le laitier, appelé aussi « boue rouge », contient des composés toxiques de métaux lourds, du sable et du gravier).
Alors que le mégaprojet EuroMed prévoit sa prochaine phase de développement le long de l’avenue des Aygalades, en-dessous de La Visitation, l’avenir des hectares de terre polluées par le crassier au bord du ruisseau reste inconnu. Son sort dépendra beaucoup des efforts des résidents locaux et des associations bénévoles représentant l’ensemble du ruisseau, comme le collectif des Gammares, pour maintenir à l’attention et à l’agenda public le caractère toxique de ces boues rouges.
Par ces temps d’anthropocène, les désirs et la politique des humains façonnent ou pourraient façonner le développement d’autres écosystèmes. Ainsi que les exemples précédents le démontrent, le sort du ruisseau des Aygalades, comme celui des rivières urbanisées du monde entier, aura été forgé, pour le pire et le meilleur, pendant longtemps par nos actions, et surtout en mettant en jeu notre capacité à répondre d’un territoire et de ce qu’il pourrait recéler.
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Par William Kornblum,
Professeur émérite, Graduate Center – City University of New York.
William Kornblum est l’auteur de Marseille, Port to Port, Columbia Press, 2022.
Cet article est paru dans la Revue Marseille n°273 – Marseille au fil de l’Huveaune et de ses autres cours d’eau, en Septembre 2022.
Professeur émérite, Graduate Center – City University of New York.
William Kornblum est l’auteur de Marseille, Port to Port, Columbia Press, 2022.
Cet article est paru dans la Revue Marseille n°273 – Marseille au fil de l’Huveaune et de ses autres cours d’eau, en Septembre 2022.
On the map of the Marseille watershed, the Aygalades stand out. Of all the streams descending the slopes of the Phocaean city, it has the greatest number of tributaries. Despite its significance in the geomorphology of the city, its traces are difficult to decipher under the palimpsest of highways, railways, and boulevards, the legacy of Marseille modernity. For example, the stream is briefly visible in the vicinity of Billoux Park and Rosa Parks School on Aygalades Avenue, before it dives permanently under the hard strata of urban infrastructure. However, throughout its course, its waters are polluted by residues from past and present industries.
So why go to such lengths to track this canalized and tormented urban stream ? Why does Aygalades creek draw the interest of an American sociologist and environmentalist ?
After all, it is not necessary to travel to Marseille to find rivers in disrepair. An American could start with the Colorado River and desertification caused by unsustainable water demand in the face of global warming. A lesson from last century’s environmental disasters, from the American desert to the Bronx River in New York, or the Aygalades Creek is that we need to better understand the original natural environment on which cities and metropolitan areas were built. To measure the social and natural condition of a city like Marseille in the 21st century, we need to start with the intelligence of its environment.
During a six-month stay in 2014-15 at the Mediterranean Institute of Advanced Studies, I conducted personal explorations in the densely urbanized northern districts of Marseille, in part, by following the course of the Aygalades stream. The purpose of my explorations was to understand the ecology of human habitats in the context of the region’s natural environment.
For this of course I needed local knowledge. The ecosystems in the Marseille region are very different from those I knew in New York. I turned to my friend Jean-Samuel Bordreuil, a retired university professor from Aix-Marseille. Sam is a hiking enthusiast with a profound knowledge of the Provençal environment, the garrigue, and mountain streams such as the sometimes torrential Aygalades, sculpter of steep valleys. Sam filled me in on the geomorphology of the city’s craggy northern districts.
My first guide to the stream’s human ecology was Christine Breton, an accomplished historian and activist from Marseilles. She was particularly interested in identifying historic sites and ecological treasures in the city’s northern neighborhoods. An intrepid walker and interpreter of Aygalade culture, Christine seemed to know the history and legend of every neighborhood along the Ibrahim Ali Avenue from Les Crottes to La Viste. She knew all the hidden paths along the creek, as this passage in my notes shows:
« Christine led me along the creek bordering Billoux Park. We had to slip through a small opening in a wire fence to follow its course behind the huge St. Louis sugar refinery, whose the main customer, I learned, was the local Coca Cola bottling company. Above the refinery, the creek appeared to us under a pavement, from where it plunged deeply under a concrete embankment. »
Christine was also able to interpret contemporary social and political scenes in the many subdivisions along the creek. Although she is retired and no longer living in Marseille, her influence on the city’s environmental and social ideas remains. Contemporary thinking and politics Marseilles,at least on the left, reflects an ecological sensitivity which links human communities to a natural landscape in need of restoration.
Now, from my office in New York, the web allows me to follow how green mobilizations in Marseille make visible the existence of le ruisseau des Aygalades and the ecological issues it presents.
The most ambitious approaches to the restoration of Aygalades Creek — or perhaps its reinvention — come from the Phase2 Euromediterranean projects, envisioned to extend from the Canet to Billiou Park. On their websites, the architects of Leclercq Associés aim for a feat of modern ecological engineering, guaranteeing a peaceful urban waterway with a constant flow of purified water. Its banks will form a lush green park that should be completed in 2028. Delivered as promised, the new park of Aygalades would be a key element in the coming decades of redevelopment of the old districts of the “rear port » of Marseille, with the urban canal tamed, landscaped, and animating the neighborhoods to come.
It is necessary to go further upstream along the Aygalades to find a more untamed section of the stream. A very encouraging example was revealed to the public in 2022, when La Cité des Arts de la Rue inaugurated a landscaped garden with access to the Cascade des Aygalades. “In 2016, the Cité des Arts de la Rue began construction to try to repair what brutal urbanization had done to this corner of nature. It is a question of “renaturalizing” the creek, and creating public space where the public can be welcomed to enjoy and to learn. ”
According to its animators, this opening “speaks to the urban situation of the northern districts of Marseille. The Cascade des Aygalades fuels a desire for natural heritage that a violent urbanization has not been able to respect.”
A sad example of this violent disrespect at the creek’s edge is the dusty, grass -covered slag heap that sits nearby La Visitation, a social housing development on Aygalades Boulevard beyond Billoux Park. La Visitation is located along the creek, whose green valleys form a large part of the building space remaining in this part of the northern districts of the city. But most of its 600 residents would have difficulty identifying the creek in their neighborhood, hidden as it is by natural and artificial ravines.
My guide at La Visitation (as well as to other neighborhoods in the north of Marseille) was Jean Sylva, a young activist and organizer from the neighborhood. With the help of local activists. and that of the prefecture, Jean created a cultural center, small but extremely friendly, in the heart of the housing project. Jean and his colleagues showed me where, in front of La Visitation, the stream was meandering out of sight behind a pile of slag which rose higher than the buildings of neighboring apartments. The heap was a remnant of the alumina production industry that once flourished in the region. Alumina is the first component of aluminum. Its residue, or slag, is called red mud (boue rouge) and contains toxic compounds of heavy metals, sand and gravel. While the EuroMed mega-project is planning its next phase of development closer to the central city along the avenue des Aygalades, below the Visitation, the future of the hectares of land polluted by the slag heap along the creek remains unknown. Their fate will greatly depend on the efforts of local residents and volunteer associations representing the entire creek, such as Les Gammares (https://www.facebook.com/gammare), to keep the toxic nature of red sludge, and the need for remediation, on the public agenda.
In these anthropocene times, the desires and politics of us humans shape the fate of all other ecosystems. As the preceding examples show, the fate of the Aygalades Creek, like that of urbanized rivers the world over, will be forged, for better or for worse, by our growing understanding and our restorative efforts.
Emeritus Professor
Graduate Center, City University of New York
wkornblum@gmail.com
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