TERRES COMMUNES

Journée 1

VILLES ET CAMPAGNES : DE QUI PRENDRE LE PARTI ?

par Carolyn Steel

© Renaud Perrin

Nos habitudes alimentaires façonnent le monde plus qu’on ne le pense. Sachant que les villes consomment déjà trois quarts des ressources alimentaires et énergétiques de la planète, il devient plus qu’urgent de repenser le lien entre ville et campagne à travers le prisme de la nourriture. 

C’est ce que défend l’architecte, conférencière et autrice britannique Carolyn Steel, en nous invitant à réfléchir à la ville en tant qu’entité organique reliée au monde naturel par son appétit : « Si nous n’aimons pas ce qui se passe dans notre paysage, nous avons tout intérêt à repenser notre façon de manger, car l’un de changera jamais sans l’autre. »

Dans l’histoire de l’humanité, on constate une coévolution de l’agriculture et de l’urbanité, dans la mesure où les villes se sont créées autour de la domestication. Avec l’essor de l’agriculture et la sédentarisation, le paysage commence à se diviser, comme un œuf au plat : le jaune est la ville, densément habitée, et le blanc, la campagne environnante. 

Les céréales sont la nourriture des villes. En Mésopotamie, le ziggurat n’était pas uniquement le centre spirituel, mais aussi le centre administratif de la ville. La fonction primaire de cette structure était d’organiser la récolte, parce que les céréales, engrangées, étaient devenues une richesse. Cela s’accompagnait d’une organisation hiérarchique, beaucoup d’agriculteurs travaillant en situation d’esclavagisme.

Les Grecs ont été la première civilisation à se poser directement la question de comment nourrir une ville. Le paradoxe de la vie dans les cités étant : comment concilier nos besoins alimentaires, notre besoin d’accéder à la nature, avec notre sociabilité ? La réponse résidait dans l’administration de la maison, oikos, qui est la racine de notre mot « économie ». Aristote, Platon et Xénophon pensaient que l’arrangement idéal était de posséder à la fois une maison en ville et une maison à la campagne qui approvisionnerait la première. L’autosuffisance de la cité était une notion centrale de l’indépendance politique. Aristote a mis en garde le peuple contre ce qu’on appelle aujourd’hui l’« économie » : faire de l’argent pour faire de l’argent. On en veut toujours plus, tandis qu’il y a une limite à ce qu’on peut manger. Fonder l’économie sur la nourriture permet donc de maintenir un équilibre économique, et un équilibre entre ville et campagne.

© Renaud Perrin

L’Italie au 14e siècle, tout comme la polis grecque, avait compris l’équilibre des relations entre ville et campagne. Dans la fresque des Effets du bon gouvernement dans la ville de Lorenzetti, qui orne le Palazzo Pubblico de Sienne, le mur rouge qui sépare la ville de la campagne est une membrane : des animaux, des commerçants et des agriculteurs circulent, dans un système symbiotique et dynamique. Chaque ville a un arrière-pays productif, à savoir une partie de la nature qu’elle s’est appropriée et qu’on appelle la « campagne ». À la différence des arrière-pays des cités antiques, qui appartenaient à l’élite urbaine, les terres entourant les communes italiennes étaient gérées par des conseillers municipaux qui ont pris conscience de l’intérêt d’affranchir les serfs pour maximiser les rendements agricoles : au 13e siècle, à Bologne, on a affranchi 6 000 serfs en échange de la moitié de leur production.

Le fait que le transport fluvial coûtait moins cher que le transport par les terres (du temps des Romains, un trajet de 150 kilomètres en charrette aurait coûté la moitié de la valeur de la marchandise) explique pourquoi certaines villes, situées à proximité d’un cours d’eau navigable, pouvaient atteindre des tailles énormes à l’ère préindustrielle. Rome avait atteint un million de citoyens au 1er siècle (un chiffre qu’aucune ville occidentale n’égalerait avant Londres au 19e siècle). Il lui était moins cher d’importer depuis l’Afrique du Nord. Elle a ainsi été la première ville à dépasser radicalement son arrière-pays. En témoigne la destruction massive que cette métropole a exercé sur des terres situées à des centaines de kilomètres, avec l’érosion des sols. 

À l’époque de la révolution industrielle, l’instauration du chemin du fer modifie l’urbanité. Les animaux sont désormais abattus en dehors de la ville, et y arrivent en tant que chair. Le contrôle de la nourriture n’est plus entre les mains des autorités municipales, alors qu’à Rome, un tiers de la population était nourrie par l’État. Les villes s’émancipent de la géographie parce qu’elles ne sont plus limitées par la problématique de l’acheminement de la nourriture. Ici encore, l’arrière-pays se transforme en même temps que les villes. 

Après la guerre, c’est la voiture qui forme les villes – l’idée post-guerre de la suburbia idéale construite sur les terres agricoles. On prend la voiture jusqu’à une boite censée représenter le marché. C’est le premier centre commercial au Minnesota. Les gens marchent dix fois plus là-dedans que s’ils faisaient leurs courses en ville. La nourriture a été complètement dénaturée par toutes les étapes de la production. Nous avons créé l’idée d’une bonne vie fondée sur la nourriture bon marché, mais nous avons généré l’illusion d’une nourriture bon marché en externalisant le vrai coût.

Un architecte anglais, Cedric Price, se demandait : la technologie est la  réponse solution, mais quelle était la question ?

© Renaud Perrin

La sitopie se présente comme une alternative utopique fondée sur la nourriture. Nous habitons déjà en sitopie, parce que nos corps, nos esprits, nos émotions, nos habitudes, nos villes, nos politiques, nos économies sont façonnés par la nourriture. Mais à toutes ces étapes, il y a des choix : faut-il donner des céréales au bétail, ou plutôt de l’herbe ? Quitte-t-on la ville ou réanime-t-on les marchés, qui sont des carrefours sociaux ? Prend-on du temps pour manger ? Un repas sur cinq est pris en voiture aux États-Unis. La chose la plus importante est de se demander lesquels de ces choix vont nous amener à une bonne vie.

On entend souvent : comment va-t-on nourrir le monde ? Ce n’est pas la bonne question. Il faut plutôt se demander comment 10 milliards de personnes vont bien pouvoir vivre sur la planète. Quel système de nourriture peut soutenir cela ? Qui est « on » ? Qui est le monde ? Comment le monde veut-il qu’on le nourrisse ? Comment nourrit-on les animaux ? Il s’agit de donner de la valeur à la nourriture. Ironiquement, c’est toujours au nom de la crise qu’on se rappelle ce qu’est la nourriture. 

Le système d’alimentation et les sociétés sont deux côtés d’une même pièce. Le système actuel est celui d’un monopole où les supermarchés contrôlent les relations entre les consommateurs et les producteurs. Ça ne peut pas être une démocratie. Pour qu’il y ait démocratie, il faut un réseau beaucoup plus complexe, où citoyens, militants et agriculteurs se rencontrent directement. Au lieu d’être passifs, vous devenez acteurs de votre alimentation ; vous pouvez payer un agriculteur dans un système de CSA (Community Supported Agriculture), faire partie d’une coopérative ou d’une AMAP. 

Il faut réintroduire la notion d’oikonomia dans notre économie, replacer la nourriture au centre de la réflexion sur nos modes de vie, créer de l’espace et du temps, penser correctement les personnes qui produisent de la nourriture, préserver l’espace périurbain, soutenir les marchés en ville, mimer la nature, planter plusieurs choses au même endroit en permaculture, limiter le bêchage pour que la terre puisse s’enrichir…

En 1905, le biologiste et géographe écossais Patrick Geddes s’inquiétait déjà pour les « taches d’encre » des conurbations. Pourquoi ne pas étaler la ville en forme d’étoile pour maximiser l’interface entre la ville et la campagne ? Aujourd’hui, beaucoup d’architectes regardent le problème à l’envers, en essayant de ramener la terre dans la ville, avec des toits végétalisés, des jardins… 

Chaque ville s’inscrit dans une biorégion. Les Romains interrogeaient le paysage, la productivité latente de la région, pour décider où ils allaient construire la ville. Qu’est-ce qui pourrait pousser là, et comment peut-on reconnecter la ville avec la campagne ? 

J’imagine les chasseurs-cueilleurs réunis autour d’un feu de camp. C’est là où on se retrouve le plus, en partageant la nourriture. C’est de là qu’est issu notre sens de l’appartenance. La nourriture est le lien social le plus fort. Elle nous connecte directement au monde vivant sans lequel nous n’existerions pas. C’est cela le pouvoir de la sitopia : à travers la nourriture, nous pouvons changer le monde.

Extrait 1

Le Ventre des villes : comment l’alimentation façonne nos vies, Rue de l’échiquier, 2021 (2008), p. 16-23.

Nous ignorons pour la plupart les efforts qui sont déployés pour nous nourrir. 

À l’époque préindustrielle, aucun citadin n’aurait pu rester dans une telle ignorance. Avant l’apparition du chemin de fer, l’approvisionnement alimentaire était la principale difficulté que les villes avaient à surmonter. Et nul ne pouvait faire abstraction de la manifestation de ces efforts. Les routes étaient encombrées de charrettes transportant légumes et céréales, les fleuves et les ports regorgeaient de vraquiers et de bateaux de pêche, les rues et les cours étaient envahies par les vaches, les cochons et les poules. En habitant une telle ville, vous n’aviez aucun doute sur la provenance de votre nourriture : elle était tout autour de vous, ruminant, grognant et bloquant le passage. […] 

Si nous vivons dans des villes depuis plusieurs milliers d’années, nous n’en restons pas moins des animaux, caractérisés par des besoins animaux. C’est là que réside le paradoxe fondamental de la vie urbaine. Nous habitons la ville comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle au monde, alors qu’au fond, nous vivons toujours sur les terres. […] La relation entre nourriture et ville est d’une complexité infinie, quoiqu’à un certain égard, elle soit extrêmement simple. Sans les agriculteurs et l’agriculture, les villes n’existeraient pas.

[…] La campagne que nous aimons imaginer juste au-delà des limites de nos villes constitue un fantasme soigneusement entretenu. Depuis plusieurs siècles, les citadins voient la nature à travers leur télescope unidirectionnel, façonnant son image pour qu’elle corresponde à leur sensibilité urbaine. La tradition pastorale, avec ses haies et ses prairies émaillées de moutons aux soyeuses toisons, participe de cette tendance, tout comme la vision romantique de la nature avec ses montagnes élancées, ses sapins majestueux et ses gorges escarpées. Ces représentations n’ont rien à voir avec le type de paysage qui est susceptible de nourrir une métropole moderne. Des champs de blé ou de soja s’étendant à perte de vue, des serres tunnels si grandes qu’on peut les voir depuis l’espace, des hangars industriels et des parcs d’engraissement remplis d’animaux élevés de manière intensive – voilà à quoi ressemble l’hinterland rural de la modernité. 

[…] L’alimentation des villes a sans doute été la force la plus puissante qui ait façonné la civilisation, et elle l’est encore. Afin de mieux comprendre la ville, nous devons l’appréhender par le biais de la nourriture. […] Nous devons abandonner nos télescopes unidirectionnels et penser de manière holistique : partir de la nourriture pour observer d’un œil neuf comment nous construisons nos villes, comment nous les alimentons et comment nous les habitons.

© Renaud Perrin

Extrait 2

Sitopia : comment la nourriture sauvera le monde, Rue de l’échiquier, 2021 (2020).

Pourquoi adhérons-nous si volontiers à l’idée que la vie urbaine est préférable à la vie rurale ? Parce que la ville nous fait miroiter l’espoir d’une croissance économique, la promesse même qui a motivé l’urbanisation depuis l’époque d’Adam Smith.

Si la vie rurale est sous-estimée, c’est en partie parce qu’elle n’offre pas une telle croissance et ne repose pas sur elle. En effet, l’état naturel d’une communauté rurale est la stabilité. Les rendements agricoles peuvent augmenter au fil du temps, mais ils ne génèreront jamais les grisants profits susceptibles d’être obtenus en puisant du pétrole ou en défrichant une forêt tropicale pour élever du bétail – opérations entièrement diligentées par la ville. Comme l’a compris le gouvernement chinois il y a quelques décennies, le moyen le plus rapide de générer la croissance est de transformer les producteurs (les paysans) en consommateurs. […] On attribue souvent à l’urbanisation le mérite de tirer les gens de la pauvreté, mais le fait est qu’en général, elle se contente de la remplacer par une autre forme d’indigence.

Les États-Unis sont un exemple typique. Au début du xxe siècle, le pays avait encore un visage qui aurait pu paraître familier à John Locke : les agriculteurs représentaient 38 % de la population, et les petites villes étaient florissantes. Aujourd’hui, moins de 2 % des Américains vivent dans des exploitations agricoles et les États-Unis disposent du système alimentaire le plus industrialisé et concentré de la planète. Il en découle les plus hauts niveaux de pauvreté du monde développé, avec une population souffrant de dépression, de toxicodépendance et d’obésité. 

[…]

À quoi ressembleraient nos vies si nous accordions à nouveau de la valeur à la nourriture ? Nous pouvons aisément le savoir en observant les endroits où c’est toujours le cas, autrement dit là où les cultures alimentaires traditionnelles perdurent. Que ce soient les pâturages alpins, les marchés de la jungle brésilienne, les souks du Caire, les oliveraies italiennes, les vignobles français ou les fermes urbaines de Tokyo, tous ces lieux incarnent la capacité qu’a la nourriture de nous relier aux espaces, aux paysages et les uns aux autres. […] S’il était besoin de démontrer qu’estimer la nourriture à sa juste valeur engendre des cultures résilientes, la preuve en est là.

[…] Si les sociétés postindustrielles comme le Royaume-Uni ou les États-Unis accordaient à nouveau de l’importance à l’alimentation, le changement le plus flagrant serait la renaissance rurale. […] Nos villes en seraient elles aussi transformées, avec des marchés et des rues commerçantes revitalisées, davantage de commerces et de restaurants indépendants, des jardins maraîchers et partagés, des fermes urbaines, des cuisines communes et des composteurs de quartier. 

[…] Une telle vision est-elle désespérément utopique ? La réalité semble prouver le contraire ; comme nous l’avons vu, elle est déjà en marche. D’un bout à l’autre de la planète, le mouvement alimentaire s’étend rapidement, suscitant des changements écologiques et sociaux positifs partout où il agit. […]

Loin de l’image des gourmets aisés qu’évoque souvent le mouvement alimentaire, les projets les plus stimulants du monde développé se trouvent à l’exact opposé sur l’échiquier social. Par exemple, l’organisation Growing Power, fondée par Will Allen à Milwaukee, a transformé des quartiers défavorisés en apprenant à ses habitants à pratiquer le compostage, l’aquaponie et l’agriculture urbaine. À New York, le programme pédagogique de jardinage dispensé par Stephen Ritz dans les écoles les plus dures du Bronx a eu des effets bénéfiques et durables sur les enfants qui y ont pris part. En Angleterre enfin, l’entreprise sociale Growing Communities, fondée par Julie Brown dans le district de Hackney, l’un des plus pauvres du Grand Londres, propose des paniers bio, du bénévolat auprès des agriculteurs, ainsi qu’un programme pédagogique visant à instaurer un système alimentaire éthique et durable. […] Et de manière cruciale, les architectes et les urbanistes se préoccupent à nouveau de la nourriture – nos ancêtres seraient stupéfiés d’apprendre qu’elle avait été oubliée. 

[…] De nouvelles technologies extraordinaires nous confèreront sans aucun doute de formidables capacités à l’avenir. Mais sans une évolution sociale, économique et spatiale tout aussi téméraire, elles seront pires qu’inutiles. Dans ce contexte, la nourriture a tant de choses à nous apporter. Peu importe à quel point nos vies numériques nous enthousiasmeront et nous déconcentreront, la nourriture continuera à nous enraciner, nous rappelant que notre destin dépendra toujours de la nature et de la manière dont nous la partagerons.

POUR ALLER PLUS LOIN

Frédérique Basset, Vers l’autonomie alimentaire : pourquoi, comment et où cultiver ce que l’on mange, Rue de l’échiquier, 2021.

Pablo Servigne, Nourrir l’Europe en temps de crise : vers des systèmes alimentaires résilients, Actes Sud, 2017.

 

Vandana Shiva, Monocultures de l’esprit, Wildproject, 2022.

Vandana Shiva, Mémoires terrestres, Rue de l’échiquier/Wildproject, 2023.

Carolyn Steel, Sitopia : comment la nourriture sauvera le monde, Rue de l’échiquier, 2021 (2020).

Carolyn Steel, Le Ventre des villes : comment l’alimentation façonne nos vies, Rue de l’échiquier, 2021 (2008).

 

Carolyn Steel est une architecte, professeure, conférencière et autrice britannique. En 1998, elle est devenue la première studio director du Cities Programme de la London School of Economics. Depuis les années 2000, elle est reconnue comme une penseuse de premier plan sur la relation entre alimentation et villes, donnant de nombreuses conférences dans le monde entier, notamment à l’Université des sciences gastronomiques de Pollenzo (Italie) et à la Harvard Graduate School of Architecture. De 2010 à 2013, Carolyn Steel a été maîtresse de conférences et chercheuse invitée au département de sociologie rurale de l’université de Wageningen (Pays-Bas). https://www.carolynsteel.com