TERRES COMMUNES

Journée 3

QUE RESTE-T-IL DE NOS COMMUNS ?

par Isabelle Stengers et Serge Gutwirth

Alors que les méga bassines se multiplient avec le soutien de l’État, et que des milliers d’hectares de terres agricoles continuent d’être vendus aux géants de l’industrie à des prix inaccessibles aux paysan·nes, l’espoir et les luttes se cristallisent autour du modèle des communs.

Échappant à l’opposition propriété publique/propriété privée, les communs se définissent comme des ressources partagées, entretenues et gérées par une communauté, qui assure leur pérennité tout en garantissant les droits de chaque membre. Lutter pour les communs revient donc aussi, plus largement, à défendre une cosmopolitique.

Que reste-t-il des communs, non seulement dans la réalité de nos territoires, de nos ressources et de notre organisation du savoir, mais aussi dans nos imaginaires collectifs et nos pratiques socio-environnementales ? Dans quelle mesure ce concept ancien constitue-t-il une politique d’avenir à même de répondre aux crises démocratiques, sociales et écologiques ? Et en quoi les « nouveaux communs » diffèrent-ils de ceux d’hier ? Isabelle Stengers, philosophe, et Serge Gutwirth, juriste, nous offrent deux approches complémentaires sur le sujet.

© Renaud Perrin

Isabelle Stengers : La question des communs n’est pas une option parmi d’autres. Certains pensent qu’il existe une symétrie entre communs et marché, tout comme il existerait une symétrie entre gauche et droite. Or, il y a dissymétrie car les communs d’aujourd’hui témoignent, ou resurgissent, d’une violence anthropologique. Lorsqu’on parle des communs, on doit parler à la fois de comment guérir de cette mutilation et de comment lutter pour refabriquer la possibilité des communs. Les activistes états-uniens ont lié ces deux mots, « lutter » et « guérir », par le terme reclaim – que je préfère à celui de « révolution ». Il signifie à la fois se rendre de nouveau capables de ce dont on a été séparés – à savoir notre rapport pratique avec des mondes –, et lutter contre ce qui continue à tenter de nous en séparer.

La destruction des communs partout dans le monde ne doit pas tant être expliquée, mais racontée. Racontée comme une catastrophe qui n’avait rien de nécessaire. C’est en Europe qu’est née l’idée que la terre appartient à son propriétaire, qui a le droit de la mettre sur le marché, d’en abuser, et que seul l’État peut poser des limites à cette liberté. Si on parle souvent des communs avec des mots anglais (commoners ; no commons without commoning), c’est parce que cette histoire a surtout été connue en Angleterre. La destruction des communs en Angleterre a débuté avec l’afforestation : le roi s’emparait des communs pour en faire des forêts privées. La défense des communs est alors devenue la colonne vertébrale de luttes sociales. Cela a recommencé sous Henri VIII, avec l’essor du commerce au long cours. Il fallait que la terre produise autre chose que de la subsistance, à savoir des biens de consommation qui vaudraient de l’argent. Les enclosures ont repris de plus belle aux 17e et 18e siècles avec, en plus, une légitimation au nom du droit de propriété. John Locke disait que ce qui appartient à un individu ne lui appartient véritablement qu’à condition qu’il le fasse prospérer. Ainsi, les terres des peuples colonisés ne leur appartenaient pas vraiment parce qu’ils se contentaient, disait-on, de profiter des fruits de la terre sans la faire prospérer, sans la faire produire. On est alors passés du commerce à la colonisation de peuplement. On peut dire que la colonisation de l’Angleterre est devenue, à un certain moment, la colonisation du monde, marquée par une destruction quasi systématique des communs.

En 1968, l’écologue Garrett Hardin a voulu montrer que la tragédie des communs n’était pas du tout celle de leur destruction : de toute façon, les communs étaient voués à surexploiter les terres, et donc à détruire leur propre possibilité d’exister. Hardin avait défini les communs par le libre accès : chacun pouvait venir sur le pré communal avec ses bêtes, et personne n’avait rien à redire. Le modèle produit par Hardin visait à montrer que lorsque les gens ne sont commandés ni par un propriétaire, ni par l’État, la surexploitation est fatale. Le modèle appliquait le libre accès à une ressource qu’il définissait comme épuisable. Or, il ne faut pas être essentialiste : certaines choses sont faites pour le libre accès, d’autres non.

La politologue et économiste Elinor Ostrom a ainsi souligné, contrairement à ce qu’affirmait Hardin, que des communs avaient subsisté depuis des siècles. Elle a essayé de mettre en scène ce qui les réunissait, et ce qui, au contraire, avait condamné les communs qui avaient disparu. Ses conclusions allaient à l’encontre du libre accès : il faut que ceux qui participent aux communs coorganisent une autogouvernance des rôles, des responsabilités et des limites d’action, et qu’ils aient la légitimité et le pouvoir de surveiller le respect de ces limites, avec la possibilité de sanctions – bien que dans des milieux assez clos, une réprimande suffise souvent. Ostrom a montré que si on accordait aux gens ce pouvoir d’autorégulation, cette possibilité de s’entreparler, il devenait possible de bâtir un sentiment collectif d’équité.

Les communs qui resurgissent aujourd’hui sont-ils différents des communs d’autrefois ? On peut dire que les communs d’autrefois étaient traditionnels dans la mesure où personne ne les contestait. Mais pour moi, il ne faut jamais employer le mot « tradition » comme une manière de refuser le changement. La tradition est ce qui rend les gens capables de changer sans en faire toute une affaire. Ils changent, mais en gardant des choses qui leur importent et qui les obligent.

Avec Serge, nous plaidons contre la figure d’un commun idéal. Pour nous, il n’y a pas de véritable définition des communs, si ce n’est qu’ils sont endurants. Comme tous les communs se trouvent désormais dans des milieux hostiles, il s’agit de faire attention à leur générativité, à savoir la capacité du groupe à changer par ses propres forces. Pour que ces changements se concrétisent, une capacité d’écoute est nécessaire. Et je parle ici en tant que philosophe : s’il s’agit de s’entendre, au sens compatible avec les communs, il faut abandonner l’idée d’argumentation. L’argumentation est une lutte, où certains vont avoir raison et d’autres tort. Or, le cœur d’un dispositif génératif, ce n’est pas de passer par-dessus la situation problématique pour discuter d’arguments généraux qui donneront tort ou raison à l’un ou à l’autre, mais de donner à cette situation le pouvoir de nous rendre sensibles à ce qu’elle demande. Et c’est autour de ce qu’elle demande que nous arriverons non pas au même avis, mais à entendre les avis des uns et des autres. C’est ce qu’on appelle la « palabre ».

Les dispositifs génératifs sont des dispositifs de guérison, parce qu’ils permettent de retrouver la fécondité de l’être-ensemble que l’individualisation a tuée, et de générer de nouvelles manières de faire en commun. Par exemple, impliquer de plus en plus dans le souci du commun les habitants non humains, qui ne sont pas une simple ressource, mais des cohabitants. Et réussir à établir des liens entre communs – au sein d’une biorégion, par exemple –, sans que ce soient des relations commerciales, mais toujours des relations créatives. L’endurance des communs est liée à la capacité de se réinventer, non pas par principe, mais parce que de nouvelles sensibilités naissent et demandent à être entendues.

Beaucoup m’ont dit que les palabres étaient des artifices. Mais il nous faut réapprendre des arts d’artifice pour récupérer de l’idée selon laquelle nos arguments individuels suffisent, et que de la confrontation de nos arguments viendra la lumière. Comme les sorcières néopaïennes me l’ont appris, il s’agit d’un art expérimental : à peine a-t-on inventé un artifice qu’on doit se réunir pour discuter des résultats de l’expérience, c’est-à-dire de la modification de l’artifice. Celui-ci n’a à être accepté que du fait de son efficace dans sa manière de générer des commoners – et non pas parce qu’il traduirait quelque chose que nous accepterions tous. No commons without commoners, ce n’est pas une définition, c’est un défi. Cette capacité de penser ensemble prend du temps, mais créé des solutions que personne n’aurait pu imaginer sans cela.

Un potager, par exemple, c’est très utile, parce que les légumes ont besoin de nous et se fichent de nos désaccords. Les légumes font penser. Cela force les humains à abandonner leur position de principe pour se laisser prendre par le fait que les légumes les appellent. Il s’agit de donner aux légumes le pouvoir de faire de vous autre chose que des individus. C’est une expérience qui a été vécue par Serge notamment.

© Pierre-Yves Brunaud

Serge Gutwirth : Je suis très content de faire partie d’un potager parce que ça m’a permis de lâcher tout ce que je faisais avant à l’université pour me pencher sur une question qui m’a semblée véritable en tant que juriste : comment faire exister des communs dans le droit ?

La pratique des juristes sert à stabiliser des situations devenues problématiques dans la société (des conflits, des incertitudes…). Deleuze appelle cela le « droit topique » : il s’agit d’un droit qui se met en marche chaque fois qu’un problème va rencontrer des juristes qui vont le juridiciser. Ce processus de la pratique juridique est un processus créatif. Ça n’est pas l’application de la loi – on ne passe pas de l’abstrait au concret sans devoir raisonner, interpréter. Le système juridique actuel est construit de telle façon que les juges, quand ils prennent des décisions, auront toujours une possibilité d’interpréter la loi à la lumière des faits particuliers de l’affaire, et en faisant référence à toute autre source formelle du droit que les juristes peuvent employer pour arriver à prendre des bonnes décisions (la jurisprudence préexistante, la doctrine juridique, la coutume et les principes généraux du droit, comme le droit à la défense). Ce qui veut dire qu’un juge confronté à une question doit explorer les possibles et prendre la décision la plus correcte à son sens, au sein des contraintes qu’il doit respecter. On doit donc imaginer des solutions qui pourraient convaincre des juges pour aboutir à des conséquences qu’on recherche. Ce monde d’imagination juridique me tient fortement à cœur. Un juge de commerce à Gand, par exemple, a statué qu’il ne fallait pas expulser des squatteurs d’une maison parce qu’ils en prenaient bien mieux soin que les propriétaires, qui étaient des spéculateurs. Cela a été cassé en appel, naturellement, mais dans la mesure où la jurisprudence peut inspirer d’autres juges, cela permet des ouvertures, des petites victoires.

Si on considère le commoning en tant que juriste, plusieurs perspectives se dessinent. Il y a premièrement la perspective que je nommerais « politique », même quand je parle de droit : c’est une lutte pour faire changer les lois face à un État, une administration qui impose ses règles. Le meilleur exemple de ce genre de luttes, qui sont à proprement parler politico-juridiques, est le travail du groupe juridique des Lentillères, à Dijon. Ce groupe a proposé d’insérer dans la loi sur l’urbanisme une zone d’écologies communale, où les occupations seraient hybrides (maraîchage, habitation, déplacements, écologie…). Mais il s’est heurté à des logiques administratives de planification territoriale, qui font que cette zone d’écologies communale apparaît comme une idée farfelue pour la plupart des administrateurs. Le droit administratif et toutes ses réglementations ne tiennent pas comptent des écologies à l’échelle du quartier. Les politiques d’urbanisation sont à la recherche d’un équilibre pour concilier développement et durabilité, avec une exigence d’agriculture innovatrice, à haut rendement.

Les luttes politiques sont possibles, ne désespérons pas, mais ce n’est pas ce qui m’importe le plus en tant que juriste. Ce qui me met en marche, c’est de chercher dans le droit existant les failles dans lesquelles on peut insérer un pied de biche, pour essayer de faire grincer le système juridique. Dans le code civil français, il existe toujours un article 542 – un résidu de la période pré-enclosure –, où il est écrit que les biens communaux sont des biens gérés par les habitants d’une commune ou d’une section de commune. Mais le droit administratif a effacé la signification originale de cet article : ce sont les communes qui, aujourd’hui, gèrent top down les anciens communaux. Il y a moyen juridiquement de faire revivre cet article. On peut mentionner la loi des usi civici en Italie, les coopératives d’habitation, mais aussi toute l’évolution du droit international et des droits constitutionnels autour des peuples dits « indigènes » ou « autochtones », qui reconnaissent des liens non propriétaires, non souverains entre les habitants et les territoires.

Pour le juriste, il existe un lien intime entre le commoning et le droit coutumier. La tradition rend possible un système d’organisation d’un commun, jusqu’à la sanction. La pire est l’expulsion. Mais le but est toujours de renégocier, de réinventer, pour faire exister de l’hétérogène ensemble. Donc la coutume, qui est bel et bien une source formelle du droit, certes supplétive, mais contraignante, représente un point d’ancrage possible pour un engagement juridique qui voudrait alimenter des rencontres génératives entre le droit en vigueur et les communs en devenir. Le problème de la coutume, c’est qu’il faut un juge ou une loi pour qu’elle devienne juridiquement contraignante. Elle est donc, par définition, secondaire. Mais l’histoire du droit, l’anthropologie juridique et le droit comparé montrent que les coutumes ont une longue et riche histoire en tant que productrices de normes et de modes de résolution de conflits, au point où l’on peut affirmer que le droit coutumier est le droit by default. S’il n’y avait pas d’État, il y aurait des coutumes.

Dans une interview pour Socialter, Isabelle rappelle qu’on ne peut pas dater les communs. On sait seulement quand on a commencé à les éradiquer. La façon de vivre en commun est ce sur quoi nous allons toujours retomber si on enlève tout ce qui l’a rendue impossible. Les communs sont bien plus immémoriaux que le droit étatique, né il y a seulement 250 ans. On pourrait donc essayer de mobiliser l’argument de l’immémorialité de la coutume pour faire reconnaître l’existence de communs dans le droit.

Mis à part quelques bien frêles ouvertures, le constat d’incompatibilité entre le commoning et le système juridique occidental saute aux yeux. Notre droit s’est érigé sur les ruines des communs. Il ne faut donc pas s’étonner du fait qu’il soit hostile à leur développement. En contraste avec tout agencement du style commoning, les actes législatifs sont abstraits, généraux, fixent des objectifs jusqu’à leur abrogation ou adaptation. La temporalité du système législatif est ainsi totalement opposée à celle du commoning, dont les règles se forment à travers l’expérience, l’apprentissage, le feedback et la reprise. Le droit des communs est vernaculaire ; le droit de l’État est dominant, descendant, définitionnel et abstrait. S’il s’agit de protéger des communs génératifs, l’appel aux législateurs est problématique, comme le montre l’initiative des Lentillères, car la loi ne devrait pas tirer les communs vers un idéal abstrait et prémâché qu’elle imposerait pour les reconnaître, mais devrait contribuer à leur générativité. Les communs, en ce sens, je crois, ne devraient pas être demandeurs d’un statut que la loi mettrait à leur disposition. Aujourd’hui, on passe par des fondations, et par la propriété privée, comme manières de préserver le commoning. C’est ce qu’on est acculés à faire.

Il existe dans le code civil une autre figure qu’on emploie beaucoup moins : c’est la possession. Elle n’est pas un titre juridique mais un état de fait temporaire : après trente ans, elle devient un titre de propriété, ou bien, si elle est contestée par un titre valable, elle se termine. Or je crois qu’il faudrait généraliser la possession, car celui qui possède est tenu par ce qu’il possède. Ça me semble être la façon de penser des peuples dits « indigènes » par rapport à leurs territoires – dans l’esprit du slogan « The earth does not belong to us ; we belong to the earth ».

L’histoire de l’éradication des communs va de pair avec celle de l’accomplissement de l’État moderne, lui-même intimement lié au développement de l’individualisme libéral, du commerce et de la monnaie, de la propriété, du productivisme et du capitalisme. Reste à voir ce que les États pourraient faire pour favoriser le foisonnement des communs. La question qu’on se pose est la suivante : l’État moderne peut-il, dans ces conditions, véritablement préserver et stimuler la vie des pratiques de faire en commun, comme il l’a fait avec un succès éclatant pour la vie du capitalisme ?

© Loïc Legros

POUR ALLER PLUS LOIN

Sur le quartier libre des Lentillères, à Dijon : https://lentilleres.potager.org

« Isabelle Stengers : “il faut à la fois lutter et guérir” », entretien réalisé par Youness Bousenna, Socialter : Ces terres qui se défendent, hors série #15, hiver 2022-2023.

Serge Gutwirth, « Quel(s) droit(s) pour quel(s) commun(s) ? », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2018/2, vol. 81, p. 83-107, disponible en ligne.

Serge Gutwirth et Isabelle Stengers, « Théorie du droit : le droit à l’épreuve de la résurgence des commons », Revue juridique de l’environnement, 2016/2, vol. 41, p. 306-343, disponible en ligne.

Bruno Latour, La Fabrique du droit, La Découverte, 2002.

Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck Supérieur, 2010 (1990).

Sarah Vanuxem, La Propriété de la terre, Wildproject, 2022 (2018)