Parmi les cercles qui ont fait renaître en Europe la question du régionalisme figure l’école territorialiste italienne, portée par des architectes, urbanistes, géographes et économistes. Éclairant les pensées et pratiques de cette école, Daniela Poli, professeure à l’université de Florence, propose ici une approche écoterritorialiste des biorégions urbaines.
Quel serait le fondement de telles biorégions ? Face aux pouvoirs et aux flux que concentrent les villes, quel rôle peuvent jouer les campagnes dans la restructuration des dynamiques urbain-rural ? Peut-on espérer récupérer des formes d’autogouvernement territorial tout en travaillant avec les institutions aujourd’hui en place ?
© Renaud Perrin
Pour les territorialistes, le territoire est le produit d’une longue coévolution entre l’environnement et la société – à savoir la manière dont l’humain et l’environnement se transforment en dialogue l’un avec l’autre, dans un sens profond que je dirais ontologique. Élisée Reclus, en ouverture de L’Homme et la Terre, écrit que « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ». Il soutient qu’il ne faut pas priver d’âme les animaux, les plantes, et même les objets de la géographie physique. Le géographe Éric Dardel dit que tous les êtres vivants ont en commun une relation fondamentale avec la Terre, et qu’il existe ainsi un lien de parenté qui unit l’humain à tout ce qui l’entoure. Une des volontés actuelles est de trouver des formes de subjectivation juridiques des éléments naturels. Tous les éléments non humains peuvent devenir des alliés pour permettre aux humains de former une autonomie gouvernementale. Ce n’est pas seulement l’humain qui a transformé le monde, mais l’humain en lien avec ce qui l’entoure.
Parler de « biorégion » signifie prendre en compte la vie (bio) et la gouvernance, l’administration (regere). Une biorégion est un territoire local administré de façon à reproduire la vie de toutes les espèces. Pour les territorialistes, le territoire est un être vivant. Alberto Magnaghi a ajouté l’adjectif « urbain », qui ne concerne pas uniquement la ville mais tout établissement humain, pour pointer la nécessité de transformer radicalement le mode de production de l’espace régional, qui est une plate-forme fonctionnelle sur laquelle arrivent tous les flux de la mondialisation. Je défends une approche écoterritorialiste de la biorégion urbaine, car on ne peut pas parler seulement de coévolution, mais on doit reconnaître et prendre en compte l’altérité : il doit rester des places sans activité humaine.
© Pierre-Yves Brunaud
Dans les années 1960, la croissance économique a permis d’atténuer les tensions sociales, grâce à la disponibilité croissante des richesses qui s’étaient généralisées. Mais la crise du fordisme a conduit à diverses restructurations du capitalisme, en lien avec la crise environnementale. Depuis 2007, nous vivons des effondrements liés à la crise du capitalisme. C’est un capitalisme protéiforme qui trouve toujours de nouvelles ressources pour se régénérer, mais il ne peut se rétablir sans l’intervention des États. Nancy Fraser parle d’un « capitalisme cannibale », particulièrement destructeur et vorace, qui englobe les corps, les identités, la nature… Elle pointe aussi la crise du soin, celui-ci n’étant pas pris en compte dans la dimension du capitalisme.
L’urbanisme a commencé à la fin du 19e siècle, au moment où émergeait l’idée d’une croissance infinie. L’approche extractiviste, qui ne s’intéresse pas aux spécificités des lieux, considère le territoire comme une surface inerte où l’on peut faire n’importe quoi. Le capitalisme va se projeter sur les territoires, avec un modèle d’urbanisation planétaire : dans les régions du nord, avec des formes dilatées d’urbanisation métropolitaine ou post-métropolitaine, régie par des flux mondiaux ; dans les régions du sud et de l’ouest, avec des mégalopoles, des mégacorridors, des mégarégions. La production de l’espace régional est conduite par de grandes innovations technologiques, comme la ville numérique, dont la commande est connectée à de grands appareils financiers et technocrates. On est dans la dimension de la post-démocratie, capable de financer, gérer et gouverner au moyen de technologies algorithmiques liées à l’intelligence artificielle. On pourrait dire que les villes, telles qu’elles se sont organisées, ont toujours été le résultat d’échanges économiques. Mais, historiquement, elles proviennent d’une économie qui était incorporée dans la vie. À présent, nous avons affaire à une économie de la démesure.
© Pierre-Yves Brunaud
On ne peut pas, aujourd’hui, reconstruire des villes historiques. Mais la question est : pour vivre en harmonie avec la nature et les territoires, devons-nous abandonner les zones urbanisées où vit la majeure partie de la population, ou essayons-nous de les refonder ? Bien qu’individuellement, j’ai abandonné avec beaucoup de bonheur la ville, d’un point de vue intellectuel, je crois qu’il est essentiel de travailler collectivement à dépasser la « forme métropole ». Il n’y aura pas de renaissance de la campagne si la métropole continue à être un trou noir qui absorbe toutes les ressources et polarise la population. La biorégion urbaine entend aborder l’urbanisation mondiale et les modèles régionaux connexes, qui sont à l’origine des principales catastrophes socio-environnementales, en proposant de nouvelles formes d’urbanités qui impliquent la restructuration et le développement de relations coévolutives entre les établissements humains et l’environnement, capables de faire face à la crise écologique mondiale. La pensée de la biorégion urbaine part de l’idée que la « forme métropole » n’est pas immanente : en tant que produit historique, elle est surmontable. Pour cette raison, il est important d’imaginer comment réorganiser la métropole, et de travailler et faire projet commun pour refonder les villes en relation avec les territoires. Mais quelle route suivre pour se diriger vers des biorégions urbaines ?
Le capitalisme protéiforme donne toujours de nouvelles réponses, qui se colorent de vert. Par exemple, les smart cities permettent de réorganiser le trafic, de réutiliser l’eau, etc., mais ce sont des réponses uniquement techniques. L’approche prométhéenne et démiurgique, qui a une confiance en la science et la technique, et qui croit pouvoir contrôler tous les événements, progresse. Cela conduit à l’ouverture de nouveaux scénarios qui posent des questions importantes sur la forme urbaine, l’alimentation, le corps, la relation avec la Terre. Des formes artificielles émergent pour reproduire la vie : utérus artificiel, production de viande synthétique… Des végétariens et végans pourraient applaudir au remplacement de la viande animale par de la viande élaborée en laboratoire, parce qu’il n’y a pas de souffrance animale, mais le problème est que cela va briser le rapport avec la Terre. Certes, avec le modèle de la ville compacte, entourée d’usines alimentaires, beaucoup de problèmes seraient résolus : moins d’occupation du sol, moins de fragmentation environnementale, avec des bâtiments à l’intérieur des villes de plus en plus performants du point de vue écologique. Cette réorganisation augmenterait la biodiversité. L’agriculture serait une agriculture de précision, toujours plus biologique, menée par de grandes entreprises, avec du personnel spécialisé, marginalisant ainsi les compétences et l’autonomie de l’agriculteur, et réduisant toujours plus l’espace de l’agriculture paysanne. Je pense que ce pourrait être un des scénarios les plus probables, parce que c’est celui qui entraînerait le moins de conflits, mais je me demande si c’est ce modèle que nous voulons. Personnellement, je reste attachée à une idée des villes et des territoires entretenant un rapport privilégié avec une histoire de longue durée et avec la Terre.
L’option biorégionale se défend avec de nombreux projets locaux, qui partent du bas et qui, parfois, s’organisent avec les institutions ou arrivent à une reconnaissance institutionnelle. On peut penser à l’expérience des écovillages. Mais il y a tout de même beaucoup de conflits avec l’administration, ou un manque de dialogue avec les institutions. Les enjeux économiques sont asymétriques, avec des administrations locales qui ne sont pas toujours transparentes. C’est dans cette situation que les projets biorégionaux ont beaucoup de mal à devenir institutionnels. Toutefois, pensez à ce qu’il s’est passé avec la production biologique : elle n’a pas commencé parce que le gouvernement le voulait ; elle est partie du bas et est entrée progressivement dans la machine institutionnelle. Or, que se passe-t-il quand de tels projets entrent dans la mégamachine ? Elle les simplifie et les intègre dans la dimension agroindustrielle. Aussi, selon moi, c’est un contresens que de parler de « métropoles biorégionales » : c’est le biorégionalisme qui est entré dans l’institution.
À l’heure actuelle, la campagne, avec sa large gamme de services écosystémiques (alimentation, approvisionnement en eau, captage du CO2), pourrait définir des règles pour dialoguer avec la ville, mais sur un pied d’égalité, pour éviter de devenir un réservoir de services écosystémiques pour les grandes agglomérations – comme dans le cas des mégabassines de Sainte-Soline. Il faut relire les dynamiques écoterritoriales non plus à partir de ce qui a été défini comme le centre, à savoir la ville, qui est maintenant traversée par les décombres d’une crise systémique, mais à partir des marges, qui sont capables d’exprimer des voix inédites d’autogouvernement. C’est aux territoires des périphéries qu’il appartient aujourd’hui de représenter une nouvelle centralité, fondée non pas sur une interchangeabilité des territoires, mais sur les différences propres aux biorégions.
En Europe, les circuits courts et les réseaux agroalimentaires alternatifs concernent un marché de niche, formé par des groupes de consommateurs des classes moyennes supérieures. Il faudrait, de manière responsable, faire face à un système alimentaire de plus en plus mondialisé, dans lequel quelques grandes sociétés transnationales contrôlent une grande partie des marchés avec des acteurs de la grande distribution. Mais rappelons qu’au niveau mondial, c’est l’agriculture paysanne à petite échelle qui produit 70 % de la nourriture. Et c’est ce type d’agriculture que le capitalisme et le néolibéralisme financier entendent combattre. Cette lutte s’opère par deux voies : d’une part avec l’exclusion des petits agriculteurs, car les règles conçues par l’agroindustrie (procédures administratives très lourdes) dirigent les financements des subventions européennes vers les grandes entreprises ; d’autre part avec la substitution de ces mêmes agriculteurs, parce que les grands acteurs de l’agroindustrie s’approprient une part croissante du marché que sont les produits biologiques et équitables.
Je vois dans l’immédiat deux scénarios probables pour la réalisation des biorégions urbaines. Le premier est d’attendre l’effondrement, puis de reconstruire sur d’autres hypothèses, biorégionales. Le second scénario est une construction de contextes biorégionaux dans les territoires ruraux pour régénérer la ville, en étendant les zones d’autogouvernance sous une forme fédérative. La campagne, en ce moment historique, si elle ne se laisse pas berner par les compensations que la ville lui accorde, pourrait avoir la force de réorganiser l’ensemble du système urbain-rural. Il est nécessaire d’activer des réseaux autonomes non hiérarchiques, qui doivent constituer le tissu territorialisé d’un gouvernement biorégional qui relie différentes pratiques, par exemple entre communautés d’alimentation biologique, communautés urbaines d’autorégénération des banlieues, communautés écomuséales, observatoires locaux des paysages, communautés énergétiques, etc. L’avenir souhaité serait d’avoir plusieurs biorégions urbaines considérées comme les nœuds d’une mondialisation par le bas. Ces réseaux mondiaux de biorégions permettraient d’organiser un échange coopératif entre différents systèmes et marchés régionaux. De cette façon, les limites de chaque nœud local biorégional seraient dépassées dans une tendance à l’autosuffisance du réseau. Par conséquent, il est très important de maintenir le dialogue entre la ville et la campagne, mais à partir de la force de la fédération des subjectivités collectives du territoire rural. On voit que la capacité fédératrice de l’agriculture et de la nourriture arrive à réunir différents acteurs (agriculteurs, restaurateurs, consommateurs, etc.), et ces formes néo-communautaires parviennent à s’autogérer.
Carlo Cattaneo remarquait que dans l’histoire, la ville formait avec son territoire un corps inséparable. C’était une sorte de personne politique, un corps permanent indissoluble. Au cours des différents effondrements, le territoire a toujours régénéré la ville détruite. C’est la façon dont on doit travailler : renforcer les territoires et régénérer la ville. Étant donné l’asymétrie de pouvoir, l’intervention des enseignants, des chercheurs, des scientifiques est éthiquement nécessaire pour donner une voix faisant autorité. Les étudiants qui deviendront des professionnels, ayant compris la complexité, sauront comment répondre aux exigences simplifiées du monde du travail actuel, et seront en mesure d’y insérer les éléments d’innovation biorégionale.
Guillaume Faburel, Les Métropoles barbares : démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Le Passager clandestin, 2018.
Nancy Fraser, Cannibal Capitalism, Verso, 2022.
Alberto Magnaghi, Le Projet local, Mardaga, 2003.
Alberto Magnaghi, La Biorégion urbaine : petit traité sur le territoire bien commun, Étérotopia, 2014.
Alberto Magnaghi et Ottavio Marzocca (dir.), Ecoterritorialismo, Firenze University Press, 2023.
Daniela Poli, Formes et figures du projet local : la patrimonialisation contemporaine du territoire, Étérotopia, 2018.
Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, La Découverte, 1998.
Mathias Rollot, Les Territoires du vivant : un manifeste biorégionaliste, Wildproject, 2023.
Mathias Rollot et Marin Schaffner, Qu’est-ce qu’une biorégion ?, Wildproject, 2021.
Kirkpatrick Sale, L’Art d’habiter la terre : la vision biorégionale, Wildproject, 2020.
Agnès Sinaï, Réhabiter le monde : pour une politique des biorégions, Seuil, 2023.
Daniela Poli est professeure à l’université de Florence, où elle enseigne l’analyse et la planification territoriales, et où elle dirige le LaPEI, un laboratoire de projection écologique du territoire. Collaborant avec des groupes d’action locale et des organismes publics nationaux et internationaux, elle a coordonné des équipes de recherche, pour des initiatives comme la définition des plans paysagers des Pouilles et de Toscane et le projet territorial de la région minière de Lille-Lens. Daniela Poli dirige la revue internationale d’études territorialistes Scienze del Territorio (Firenze University Press).
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