Une conférence organisée en partenariat avec Opera Mundi
© Renaud Perrin
En interrogeant l’histoire des rapports entre architecture et agriculture, l’exposition « Prendre la clef des champs » soulève la question des évolutions possibles des villes, des périphéries et des campagnes face aux préoccupations énergétiques, matérielles et sociales qui sont désormais les nôtres.
En dialogue avec Sébastien Marot, commissaire de l’exposition, Éric Charmes, analyste de l’évolution des périphéries métropolitaines, et Philippe Bihouix, avocat des low tech, exposent leurs points de vue sur l’économie des territoires contemporains, et sur les moyens de les rendre compatibles avec les limites planétaires. Alors qu’en France, 20 000 à 30 000 hectares d’espaces naturels, agricoles et forestiers sont artificialisés chaque année – l’équivalent de cinq terrains de football par heure –, que penser de l’objectif zéro artificialisation nette fixé à l’horizon 2050 ?
© Marielle Agboton
Éric Charmes : Je vais partir des scénarios présentés dans l’exposition. L’un d’eux est celui de la fuite en avant : la ville capitalistique, les tours végétalisées, l’hyperdensification. En face, on trouve le scénario de la sécession, qui est finalement celui de la permaculture. Le modèle négatif, celui de la densification, est aujourd’hui encore largement présenté comme la solution, tandis que le modèle positif, qui est une espèce de mitage généralisé, est le plus critiqué.
Actuellement, dans les débats sur le zéro artificialisation nette, il est question de seuils à partir desquels des surfaces sont susceptibles d’être considérées comme non artificielles. On parle de fixer un seuil à 2 500 mètres carrés. Car si on ne peut plus étendre la ville, il va bien falloir la densifier : les jardins sont alors considérés comme des réserves foncières où on va pouvoir faire du BIMBY (Beauty in my BackYard), construire d’autres maisons, diviser les parcelles ou, carrément, bâtir des immeubles.
Or, si l’on prend au sérieux la nécessité de la sobriété, ne devrait-on pas faire de la permaculture dans nos jardins ? C’est ce que propose David Holmgren dans RetroSuburbia : récupérer l’eau, partager des ressources et des outils avec ses voisins, s’organiser collectivement… L’étalement urbain, de lieu de la dystopie et de l’enfer écologique, devient ainsi le lieu d’une possible utopie et d’une possible solution.
En France, on compte 20 millions de maisons sur 37 millions de logements. La catégorie « maison » comprend tout ce qui est habitat individuel (maison de village sans jardin, château, ferme…), mais on compte beaucoup de maisons avec jardin. 20 millions de maisons, ça représente 55 % du stock de logements et deux tiers de la population française, et il est bien évident qu’on ne va pas faire la transition contre ça.
Bien sûr qu’à Paris, le scénario de la sécession n’a aucun sens ; il faut plutôt regarder ailleurs. Ces perspectives sont intéressantes à la fois par rapport à la réduction de la consommation d’énergie et des émissions, mais aussi par rapport à l’adaptation. Car en quoi la ville hyperdense pourrait s’adapter à ce qui nous attend ?
Une donnée INSEE de 2017 nous apprend que 20 % des Français ont des potagers. En matière de budget, ça représente 23 % de la consommation à domicile de légumes. On ne parle donc pas de quelque chose de marginal, d’une utopie délirante.
En 2013, j’avais fait un calcul simple. Si on attribue, à chaque ménage français, 1 000 mètres carrés pour une maison avec jardin, on peut déjà être pas mal autonome avec une telle superficie (on peut avoir un poulailler, de quoi récupérer et stocker de l’eau, ainsi qu’un potager pour se nourrir toute l’année, pour peu qu’on ait des systèmes de conservation). Sachant qu’on compte le jardin dans l’artificialisation (entendue comme synonyme d’urbanisation), on arriverait au total à 11 % du territoire français, en comptant les infrastructures qui iraient avec (commerces, lieux de travail, résidences secondaires). Aujourd’hui, c’est 9 %, d’après les estimations les plus hautes des surfaces urbanisées. L’agriculture, elle, représente 52 % du territoire, dont la moitié, c’est-à-dire 26 % du territoire, est dédiée aux cultures annuelles et principalement aux céréales. Or, si on mangeait un peu moins de viande, et si on avait moins besoin de produire ces céréales, qui pour beaucoup sont exportées… Vous voyez qu’on est dans un débat politique.
Philippe Bihouix : On est d’accord sur plein de choses, à commencer par l’indémêlable complexité de cette affaire du zéro artificialisation nette et l’insoutenabilité du système actuel de fabrique de la ville.
D’abord, est-ce forcément mal d’artificialiser – selon la définition actuelle de l’artificialisation ? On pourrait dire, en étant un peu provocateur, qu’en matière de biodiversité, le jardin de quelqu’un qui ne tond pas sa pelouse vaut mieux que le champ de maïs à 150 mètres de là, bourré de pesticides et d’engrais surdosés. Il ne faut pas établir de correspondance automatique entre étalement urbain et effondrement de la biodiversité. La biodiversité s’effondre pour plein d’autres raisons aussi. En premier lieu, du fait des pratiques agricoles, avec notamment l’usage des néonicotinoïdes en France. Il y a aussi la question du changement climatique. Puis il y a la perte d’habitats, le fractionnement, et c’est là qu’intervient l’étalement urbain.
L’idée du zéro artificialisation nette est de dire : on va réduire considérablement le taux d’artificialisation, et ce qu’on va continuer à artificialiser sera compensé par de la renaturation. Qu’est-ce que la renaturation ? Des gens pragmatiques aux commandes de ce pays ont dit qu’elle est l’inverse de l’artificialisation. Débrouillez-vous avec ça (rires) !
Pourquoi va-t-on très vite passer au zéro artificialisation brute, c’est-à-dire au zéro artificialisation tout court ? La question de l’artificialisation est très différente de celle des émissions de carbone, pour lesquelles on doit atteindre le zéro émission nette en 2050. Les émissions résiduelles seront compensées par des puits de carbone, dont on peut espérer qu’ils soient naturels (forêts, sols, océans). Ces pompes à CO2 peuvent fonctionner pendant des millions d’années. Pour ce qui est de l’artificialisation des sols, on ne peut pas trouver un gisement d’espaces à renaturer pour les prochains siècles. Dans le cadre du zéro artificialisation nette, tout le monde va se jeter en premier lieu sur les friches pour construire la ville, puisqu’elles sont déjà artificialisées. Et le gisement va tout simplement s’épuiser. Les mécanismes de compensation s’installent dans la loi depuis une quarantaine d’années, mais tout le monde, dans les territoires, se demande comment on pourra gérer le zéro artificialisation nette.
La ville stationnaire peut être émiettée. John Stuart Mill se demandait : passé un certain taux de croissance, pourquoi faudrait-il continuer ? Atteindre un état stationnaire sur les plans économique et démographique n’empêcherait pas le progrès des sciences, des arts, de la culture, de l’humanité. De même, est-ce que les villes ont finalement vocation à croître éternellement ? Si on continue comme ça, dans quatre à huit siècles, l’intégralité de la France sera couverte de parkings de supermarchés, de pavillons avec des jardins en permaculture… Il y aura forcément un moment où les villes ne croîtront plus. La question est : à quel moment ? Car plus cela arrive tard, plus on entame la capacité de résilience alimentaire.
Sur les quarante dernières années, l’artificialisation des terres agricoles a permis d’ajouter une tétine au maintien du système économique agricole, autant que les subventions européennes. C’est de l’ordre de 10 milliards d’euros par an, soit 70 % des revenus des agriculteurs – tandis que la politique agricole commune, ce sont 9 milliards par an qui descendent sur le système agricole. Cela s’explique par la plus-value : de quelques centimes d’euros le mètre carré, on passe à quelques dizaines d’euros en constructible. L’artificialisation des sols agricoles n’a posé de problèmes à personne pendant longtemps, parce qu’on avait des surplus de production. Aujourd’hui, les rendements se stabilisent ; de nouveaux paramètres s’installent : changement climatique, bio-invasions… Et se met alors en place la ville stationnaire.
Il ne faut surtout pas projeter de solutions idéales. On cherche à mettre en place de nouvelles choses alors que l’enjeu est : que va-t-on faire du déjà-là ?
Premièrement, il s’agit de contester la densification comme étant une des notions efficaces, voire ultimes – pour aller jusqu’au manifeste écomoderniste, avec la ville ultraconcentrée et ultratechnologique qui laisse place à la campagne autour. Il y a un niveau à partir duquel la densité devient contre-productive, car trop de matériaux et d’énergie incorporés, trop de distance à parcourir. On a l’impression d’être des métropolitains ultra efficaces, consommant peu de mètres carrés, se déplaçant à pied, en tramway ou en bus, mais en réalité, on clique sur Internet, et à l’extérieur de la ville se sont installés des data centers et des zones logistiques de vente privée qui consomment du sol sans même qu’on s’en rende compte.
Deuxièmement : pourquoi a-t-on besoin de continuer à construire ? Ce n’est pas un phénomène lié à l’accroissement de la population, puisqu’elle n’augmente quasiment pas : 3,3 % par an, c’est très peu. En Allemagne, alors que la population décroît, on continue d’artificialiser et de construire. Ce qu’il se passe, c’est la décohabitation : le fait qu’on soit de moins en moins nombreux par logement, et que les mètres carrés qu’on occupe chacun augmentent. On était 3,1 par logement dans les années 1960 ; on est 2,1 aujourd’hui. Cela est dû au vieillissement de la population, aux séparations, au nombre d’étudiants, qui ne sont pas tous en colocation. C’est une évolution socio-démographique. Est-ce qu’on ne pourrait pas produire du mètre carré autrement qu’en réalisant des études de sol, en délivrant des permis de construire et en livrant des bâtiments ? En activant une série de leviers socio-techniques de recohabitation – qui vont de l’habitat partagé au béguinage, en passant par l’habitat intergénérationnel et l’accueil d’étudiants quand les enfants sont partis –, on pourrait profiter du gisement incroyable de vacance dont la puissance publique a pris conscience, mais aussi de la sous-occupation, qui est beaucoup moins regardée.
Sébastien Marot : On retrouve ces différentes solutions de recombinaison dans RetroSuburbia, où Holmgren se place dans la perspective que la descente énergétique et matérielle va de toute façon se produire, et que les territoires muteront. Son hypothèse est que, paradoxalement, les territoires périurbains à l’américaine ne seront pas les plus défavorisés face à une situation de descente énergétique. Car ils n’ont pas la densité terrible des centres urbains – qui est formidable quand tout va bien, quand tous les produits y sont acheminés sans problème, quand on peut en sortir. Les révolutions industrielles se sont traduites par une augmentation de la puissance à se déplacer et à composer son monde à la carte, avec des territoires qui ne sont pas forcément voisins les uns des autres. Dans l’hypothèse d’un monde où l’énergie deviendrait beaucoup plus chère, où le transport deviendrait un luxe, la question se pose de savoir où on vit.
Le cheminement général consiste à dire qu’on a forcément besoin de rejoindre un monde. Un monde, c’est un territoire où chacun pourrait imaginer de projeter l’intégralité de son existence. Un endroit où je peux m’occuper, travailler, me reposer, avoir des loisirs, prendre des vacances… Je pense qu’on trouve une région particulièrement belle quand, intuitivement, on se dit qu’on pourrait y satisfaire l’ensemble de nos besoins. Ce qui est difficile aujourd’hui, même à l’échelle européenne, car toutes les régions se sont spécialisées dans leurs avantages comparatifs : les pays latins dans le tourisme, l’Allemagne dans la production, la Hollande dans le supermarché… Généralement, on se fabrique aujourd’hui son monde en reliant des lieux très éloignés les uns des autres, et que seule l’énergie bon marché nous permet de réunir. Je pense qu’un des grands enjeux est d’essayer de fabriquer des mondes locaux. Évidemment qu’on souhaite pouvoir en sortir, mais on n’en a pas forcément besoin. Pour rappeler la phrase de Wendell Berry, ce grand avocat de l’agriculture traditionnelle américaine : vivre, habiter et travailler dans des endroits différents, c’est amoral.
Derrière l’idée de ville stationnaire, il y a l’idée qu’on pourrait se satisfaire des structures urbaines et territoriales telles qu’elles sont pour affronter l’avenir sur lequel pèsent les questions énergétiques, matérielles, etc. Or, on peut se demander si, au fond, ça ne demande pas une restructuration idéologique et une reconfiguration des genres d’environnements dans lesquels on vit. Autrement dit, il faudrait anthropiser différemment. On ne peut pas juste se dire qu’on va habiter l’existant tel qu’il est, comme s’il était parfaitement adapté aux grosses transformations du monde – qui ne sont pas forcément des transformations physiques énormes.
Philippe Bihouix : Je trouve qu’on fantasme tout ça très vite, y compris les écologistes, en disant que l’augmentation du prix des énergies va engendrer une reterritorialisation. Le fioul représente 15 % du prix des déplacements des containers Shangaï-Rotterdam. Si le prix du pétrole est multiplié par dix, le prix du transport double, mais les goodies peuvent encore arriver. Certes, ça augmente plein d’autres choses, dont les derniers kilomètres en camion, mais il n’y a pas d’automaticité entre l’augmentation des prix et la reterritorialisation.
Deuxième sujet : au Moyen-Âge, on faisait le tour de France quand on était ouvrier ; et on allait se placer comme travailleur de la terre pas seulement à quelques kilomètres de chez soi, mais beaucoup plus loin. Ce qui change à notre époque, ce n’est donc pas la mobilité, mais la mobilité réversible, comme le dit Goffman : c’est le fait d’aller travailler à un endroit, puis de rentrer à la maison le soir. C’est ce qu’a permis l’abondance énergétique.
Juste avant la grande peste, à la fin de l’âge des cathédrales, on compte à peu près la moitié de la population française actuelle, soit environ 30 millions de personnes, sur un territoire plus petit, car il n’y a pas encore Nice et la Savoie. Or, on n’était pas à la moitié du taux actuel d’artificialisation : seulement 0,5 % du territoire était artificialisé, car on vivait essentiellement au-dessus des étables.
J’ai travaillé pendant dix ans à la SNCF dans le fret ferroviaire. L’histoire des tomates transportées de la Hollande vers l’Italie, et de celles transportées de l’Italie vers la Hollande, c’est vrai. Ce sont des tomates hollandaises mauvaises qui descendent pour des Italiens pauvres, et de bonnes tomates italiennes bios qui remontent pour des Hollandais riches. Il n’empêche que certains flux seront toujours nécessaires pour la production industrielle, alimentaire, médicale…
Je ne suis pas collapsologue en raison du pic pétrolier, mais je le suis en me demandant : est-ce qu’on fait encore société si ça devient autant compliqué, s’il y a des inégalités, etc. ? Pour tenir ensemble, il faut que le fardeau de la transition soit porté de manière équitable.
Aussi, le problème de la résilience alimentaire n’est pas seulement de cultiver dans la ceinture à 30 kilomètres de la ville. C’est beaucoup plus complexe : d’où viennent mes semences ? Comment vais-je traiter ? Comment vais-je récolter ? Si le moteur de ma moissonneuse batteuse est en panne, qui va le réparer ? D’où vient la personne qui sait le faire ? D’où vient la pièce détachée ? On tire ainsi l’ensemble de la production mondiale, dont on ne peut pas vraiment s’extraire.
Est-ce que la ville dense peut tenir dans un monde post-carbone ? Comment fait-on pour tenir dans cet existant ? Est-ce qu’une puissance publique redécouvrant les joies de l’aménagement du territoire serait capable, à partir d’un certain nombre de paramètres sur lesquels elle a la main, de reterritorialiser, de réinvestir les friches et les logements disponibles ? A-t-on les moyens techniques, organisationnels et financiers de maintenir le patrimoine tout en ajoutant du neuf, ou devra-t-on concentrer des moyens plus limités sur la réhabilitation de l’existant ? L’idée n’est pas de fantasmer une super-solution, mais on a des marges de manœuvres – techniques, fiscales, réglementaires… – qui n’ont pas encore été activées.
Wendell Berry, La Santé de la terre : essais agrariens, Wildproject, 2018.
Philippe Bihouix, Sophie Jeantet et Clémence de Selva, La Ville stationnaire : comment mettre fin à l’étalement urbain ?, Actes Sud, 2022.
Philippe Bihouix, L’Âge des low tech : vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, 2014.
Éric Charmes, La Ville émiettée : essai sur la clubbisation de la vie urbaine, PUF, 2011.
Éric Charmes, La Revanche des villages : essai sur la France périurbaine, Seuil, 2019.
Éric Charmes, « L’artificialisation est-elle vraiment un problème quantitatif ? », Études foncières, no 162, mars-avril 2013, p. 23-28, disponible en ligne.
Éric Charmes, « La permaculture est un urbanisme », La Vie des idées, 10 mars 2023, disponible en ligne.
Guillaume Faburel, Les Métropoles barbares : démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Le Passager clandestin, 2018.
David Holmgren, RetroSuburbia: The downshifter’s guide to a resilient future, Melliodora Publishing, 2018.
David Holmgren, Comment s’orienter ? Permaculture et descente énergétique, Wildproject, 2023.
Philippe Bihouix a travaillé comme ingénieur-conseil ou dirigeant dans différents secteurs industriels, en particulier les transports, l’énergie et la construction. Il est actuellement directeur général du groupe AREP, une agence pluridisciplinaire filiale de la SNCF. Il est l’auteur d’ouvrages sur la question des ressources non renouvelables et des enjeux technologiques associés.
Éric Charmes est directeur de recherche à l’École nationale des travaux publics de l’État (Vaulx-en-Velin). Il est spécialisé dans les études urbaines, l’urbanisme et l’aménagement. Il est membre du laboratoire « Recherches interdisciplinaires Ville Espace Société » (RIVES, Université de Lyon, UMR CNRS 5600).
Sébastien Marot, philosophe de formation, est professeur HDR en histoire et culture architecturales à l’École d’architecture de la ville & des territoires Paris-Est. Il est aussi professeur invité à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, où il enseigne l’histoire de l’environnement. Délégué général de la Société française des architectes de 1986 à 2002, il est le commissaire de l’exposition itinérante « Prendre la clef des champs | Taking the Country’s Side ».
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