TERRES COMMUNES

Journée 1

VILLES ET CAMPAGNES : COMMENT ALIMENTER LES VILLES ?

Retour sur les échanges de la première journée des rencontres Terres Communes.

La population urbaine mondiale devrait augmenter de quelque 2,2 milliards de personnes d’ici 2050, selon les Nations unies. Dans un contexte croissant de bouleversement climatique, de volatilité des prix et d’accès inégal à l’alimentation, nourrir sainement et durablement les villes de demain apparaît comme un véritable défi.

© Renaud Perrin

À l’heure où les haricots verts du Kenya concurrencent ceux de Bretagne sur les étals de nos marchés et supermarchés, le ventre des villes peut-il encore renouer avec l’agriculture périurbaine, sans exercer une pression destructrice sur les campagnes pourvoyeuses ? Et que peut l’agriculture urbaine pour l’autonomie alimentaire des citadins et citadines ? Dans la plupart des métropoles, des réseaux de partenaires, dont les élu·es, se mobilisent pour recomposer le rapport villes/campagnes, en conciliant sécurité alimentaire et enjeux écologiques. Entre spécificités locales et enseignements à l’échelle mondiale, quel avenir se dessine pour l’alimentation urbaine ?


Une conversation radiophonique avec Sébastien Marot, commissaire de l’exposition Prendre la clef des champs ; Carolyn Steel, architecte, auteure de Le ventre des villes – comment l’alimentation façonne nos vies ? ;  J.Olu Baiyewu, Directeur du service de l’agriculture urbaine de la Ville d’Atlanta ; Laure Gaillard, coordinatrice du Projet Alimentaire Territorial à la Métropole Aix-Marseille-Provence et Emmanuel Perrodin, chef de cuisine.

“ Les villes, par définition, ne sont pas autosuffisantes. C’est très bien de les rendre davantage autosuffisantes, mais plus elles grandissent, plus elles ont des bassins de drainage des ressources qui s’étendent. Donc c’est une grande question aujourd’hui de savoir si, sans doute, il faut rendre les villes plus durables, mais peut-être qu’il faut aussi relativiser leur importance dans les territoires. C’est une question qu’on pose. (…)

Il y a plein de régions dans le monde qui ont des ambitions ou qui ont des initiatives intéressantes de ce point de vue. Ce qui est clair, c’est qu’on a fait figurer [dans l’exposition], la sécession zapatiste comme un exemple, au fond, d’une population sur un territoire assez vaste quand même – qui fait à peu près la taille de la Belgique ou de la Bretagne – qui, depuis 25 ans, s’est donnée les moyens de coexister avec les structures d’État du Mexique, sans les remettre en question absolument, mais qui entend faire respecter son autonomie sur cette vaste échelle. Et c’est, à mes yeux, un grand signe d’espoir pour tous ceux qui pensent qu’en effet, la recherche d’autonomie aujourd’hui, à une échelle plus ou moins locale, est salement nécessaire.”

Sébastien Marot, architecte, commissaire de l’exposition Prendre la clef des champs

“ Je pense qu’il est très intéressant de supposer qu’en 2050, 75 % de la population vivra dans les villes. En effet, l’idée du progrès humain depuis, disons 2000 ans, est que nous passons du statut de chasseurs-cueilleurs à celui d’agriculteurs, puis d’agriculteurs à celui de citadins. Et c’est un processus très progressif, très lent. Par exemple, je trouve intéressant qu’en 1800, seuls 2 % de la population mondiale vivaient dans des villes de plus de 10 000 habitants. La grande majorité des gens étaient donc des chasseurs-cueilleurs ou des agriculteurs. Depuis une centaine d’années, nous assistons donc à une augmentation exponentielle de l’urbanisation. Et pendant la majeure partie de cette période, l’urbanité a été considérée comme une bonne idée, sans équivoque.

 

Mais aujourd’hui, nous constatons que la ville ne peut exister sans un arrière-pays, sans une campagne. Par exemple, des pays comme la Chine, qui se sont concentrés sur l’urbanisation, réalisent aujourd’hui qu’ils ont besoin d’un développement urbain et rural. Je pense donc que pour répondre à votre question d’une manière plutôt détournée, je pense qu’il y a une école de pensée qui dit que nous devrons nous déplacer dans les villes et tirer le pont-levis … comme une manière de punir les humains (rires), (…) nous avons perdu le droit de coexister avec la nature. Mais il y a une autre école de pensée – et j’appartiens à cette autre école – qui croit que ce que nous devons faire, c’est nous rappeler que nous faisons partie de la nature et apprendre à vivre en équilibre avec le monde naturel.

 

Je pense qu’au cours des quelque 2000 dernières années de développement urbain, les villes ont eu tout le pouvoir. Elles ont écrit tous les récits. Elles ont transformé la campagne à leur profit. Mais aujourd’hui, nous réalisons que si nous continuons ainsi, il n’y aura plus d’humanité à la fin du siècle. C’est dire à quel point notre comportement actuel est destructeur.

 

Il existe également deux écoles de pensée à ce sujet : l’une dit que nous devons utiliser plus de technologie, être plus concentrés et manger des protéines produites par la lumière du soleil et les bactéries. L’autre école dit que nous devons consommer moins et restructurer nos vies pour qu’elles soient plus en rapport avec la région naturelle où nous vivons. Et toujours lorsqu’il y a deux écoles de pensée, la réalité se situe probablement quelque part entre les deux (rires).

 

Pierre Psaltis: Est-ce que vous pensez que les populations sont prêtes à ne manger que du local ? 

 

Pour répondre à votre question, j’aimerais mentionner Ebenezer Howard, l’inventeur de la cité-jardin. La cité-jardin était une tentative – une proposition très radicale de réforme agraire progressive – de créer un réseau de villes-états largement autosuffisantes. Je pense qu’il s’agit là d’un modèle incroyablement intéressant, toujours d’actualité, car il s’agit de savoir à qui appartient la terre. Les terres devaient appartenir à la ville et l’idée était qu’il y aurait des terres agricoles dédiées à l’alimentation de la ville. Mais Howard a dit que personne ne voulait renoncer à boire du thé et du café. Ainsi, même un utopiste d’il y a 100 ans reconnaissait que, bien sûr, il y aurait toujours une forme de commerce mondial.

 

Je pense que les gens sont tout à fait prêts à manger plus local, plus saisonnier, plus régional. Mais ils veulent aussi manger des bananes, boire du café et manger du chocolat. Il s’agit donc d’un changement systémique qui n’a rien à voir avec l’un ou l’autre. On s’oriente de plus en plus vers le local et le saisonnier. Je le vois moi-même … Je viens d’un endroit que nous appelons maintenant « Brexit Land » [au nord de la Manche, là où nous sommes tous devenus fous] et même dans ce pays fou, les gens reconnaissent que nous devons commencer à manger différemment. C’est un mouvement qui prend de l’ampleur. C’est comme un courant sous-marin. Les politiciens ne l’ont pas encore compris, mais… ils ont besoin de votes. Et je suis d’avis que si les politiciens ont commodément échoué à traiter la situation alimentaire pendant, disons un siècle – il y a un philosophe anglais de l’alimentation, qui dit que l’attitude des politiciens anglais à l’égard de l’alimentation a été de « laisser faire Tesco » – le fait est que je ne pense pas que les hommes politiques puissent s’en tirer en ne prenant pas l’alimentation au sérieux à l’avenir. Je pense que ce moment arrive. »

Carolyn Steel, architecte, auteure de Le ventre des villes, comment l’alimentation façonne nos vies. 

“ La ville d’Atlanta compte 500 000 habitants et l’agglomération, 6 millions. Elle était la première ville à avoir un directeur pour l’agriculture urbaine aux États-Unis, en 2015. Je suis la deuxième personne à tenir ce poste, j’ai commencé en novembre 2020. Atlanta est une ville pionnière en ce qui concerne la reconnaissance du fait que ce poste doit se situer à une échelle gouvernementale, de façon à répondre à un certain niveau d’autorité, de négociation et de prise de décision. Mais je reconnais qu’aux États-Unis, en ce qui concerne le mouvement biologique (« organic movement »), il y avait deux courants : l’un provenait de la côte ouest (Californie, Washington, Oregon) et l’autre, des pratiques indigènes originales, pratiques qui existaient depuis le début mais qui n’étaient pas désignées par le terme « biologique » ou autre. 

La ville d’Atlanta a une forêt comestible à Browns Mill [Sud d’Atlanta]. C’est la plus grande forêt comestible urbaine des États-Unis – 9 acres [3,6 hectares]. On dispose de beaucoup d’endroits vacants qui donnent aux communautés la possibilité de créer leur propre ferme ou jardin, comme à Marseille, et dans d’autres villes. Lorsque l’on procède aux sélections [des parcelles et de leurs exploitants], il s’agit là encore d’un processus équitable, garantissant que les communautés qui ont été systématiquement délaissées, rejetées, soient désormais en première ligne pour pouvoir bénéficier des avantages de cette merveilleuse nourriture que nous cultivons, et profiter ainsi de cette incroyable expérience.”

J.Olu Baiyewu, Directeur du service de l’agriculture urbaine de la Ville d’Atlanta.

“ Pendant le confinement, nous on n’a pas eu de rupture de stock mais par contre on a eu beaucoup de problématiques d’approvisionnement. On avait des agriculteurs qui n’avaient plus les moyens de produire parce que la main d’œuvre n’était pas là – ça on n’en a pas du tout parlé dans la journée mais être agriculteur c’est un métier qui est dur, c’est un métier qui est exigeant – et on n’avait plus de bras. Par contre, on avait des marchés qui se fermaient et on avait une crise Covid très problématique. Donc on a beaucoup travaillé avec le secteur agricole à ce moment-là et on a commencé à tisser aussi des liens nouveaux pour aller aider les agriculteurs à acheminer tous ces produits frais et locaux. Et on a fait 30 000 paniers solidaires pendant le confinement. Donc là, on a reconnecté la campagne et la ville et surtout avec les quartiers dits “politiques de la ville”. Et on a acheminé 30 000 paniers. Et c’était pas avec des boîtes de conserve, avec des produits transformés, c’était avec des fruits et légumes frais issus du territoire.(..) Si je donne cet exemple, c’est parce que c’est un petit peu aussi ce qui représente Marseille et notre projet alimentaire territorial. A la fois, c’est des questions d’agriculture, d’emploi, de sanctuarisation des terres agricoles. Et en même temps, il faut alimenter la ville et, bien sûr, apporter une alimentation de qualité accessible à tous. Le « accessible à tous » sur notre territoire est particulièrement important.

 

Combien d’hectares agricoles faut-il pour alimenter une population ? Pour Marseille, il faudrait 500 000 hectares pour sustenter la ville. Voilà, on compte 800 000 habitants et Marseille fait 23 000 hectares. Donc on a un petit souci, il faut travailler en coopération. À l’échelle du projet alimentaire et sur le plan de la souveraineté alimentaire, on essaie de faire en sorte que tout le monde travaille ensemble. On essaie de responsabiliser les maires en premier chef, puisque nous, en tant que métropole, nous accompagnons les communes. C’est un petit peu tout ce qu’on a dit toute la journée : chacun doit prendre sa part à son échelle, à son endroit. Et nous, on travaille vraiment sur la sensibilisation des élus, sur le Zéro Artificialisation Net notamment (…). 

 

L’idée d’un projet alimentaire (ou d’une souveraineté alimentaire), c’est d’aller travailler en coopération avec tous les acteurs pour qu’on change profondément le système alimentaire.”

Laure Gaillard, coordinatrice du Projet Alimentaire Territorial à la Métropole Aix-Marseille-Provence. 

J’ai commencé la cuisine il y a 20 ans dans cette ville. Donc j’ai à peu près un bon état de l’évolution des rapports avec les producteurs locaux (…) Depuis, on va dire une dizaine d’années, il y a quelques restaurateurs qui ont lancé des mouvements importants. Là, c’est beaucoup plus systématique avec cette nouvelle génération de cuisiniers qui arrivent aujourd’hui, qui ne se posent pas la question de savoir s’ils doivent aller se fournir ou non chez des producteurs locaux, quel que soit le prix. Ils le font. C’est-à-dire que les discours sur le local deviennent vraiment réalité. Ça a aussi un impact sur ceux dont les pratiques ne sont pas nées et n’ont pas évolué avec ça. Et donc on peut vraiment dire que pour la jeune cuisine qui est là et qui porte un tout petit peu le Marseille culinaire d’aujourd’hui, c’est une évidence pour elle.(…)

Marseille est très moteur aujourd’hui, c’est une évidence. Le travail qu’elle mène sur son travail avec sa ceinture, justement, est vraiment moteur. Les questions qu’elle a pu se poser dans son rapport à l’alimentation, dans ses définitions, ont aussi joué des rôles. Et les citoyens, j’ai l’impression, en tout cas, pour ceux que je croise, ont envie de ça, en tout cas, d’inscrire aussi les éléments de leur définition, de leur appartenance à un territoire, aussi par le biais de l’alimentation.

 

Pierre Psaltis : Vous parliez de l’accessibilité. Finalement, les marchés, c’est aussi un enjeu majeur pour trouver des produits locaux.

 

La ville, c’est aussi déjà avant tout peut-être un marché (…) C’est le réceptacle des territoires qui sont alentours, alors qu’ils sont plus ou moins loin. Nous, nous sommes dans une ville qui a un rôle bien particulier, qui détient une place bien particulière. Évidemment, il y a toute la ceinture qui nous entoure, mais quand j’entendais des chefs qui affirmaient il y a encore une dizaine d’années, ou même quand on affirme qu’on veut être systématiquement 100% local à Marseille, ça me paraît toujours être un peu une aberration dans la définition même de ce qu’est la ville, puisque la ville se pense de toute façon dans son rapport avec l’extérieur. Et nous sommes un port de commerce qui a vu une grande partie des produits qui, aujourd’hui, font partie des évidences de la cuisine provençale arriver par bateau. Aujourd’hui, les épices constituent également un élément important de notre culture gastronomique. Et il ne faut pas s’enlever cela, évidemment.”

Emmanuel Perrodin, chef de cuisine nomade.

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Comment ravitailler Marseille ?

Un plateau radio proposé par Radio Grenouille et les Grandes Tables, lors du Grand Marché à la friche la Belle de mai. 

Modération : Pierre Psaltis. Intervention musicale : Isaure (lien vers soundcloud ?)

La rencontre avec J.Olu Baiyewu à la Friche la belle de Mai, a été rendue possible par le programme de coopération internationale CITY/CITÉ Atlanta x Marseille, coordonné par la Villa Albertine d’Atlanta. 

LOGO CITY/CITE + LIEN VERS L’ARTICLE SUR LE SITE DE LA VILLA ALBERTINE